Injonction et charge mentale : le confinement met en exergue le poids de nos sociétés
- Iounès Disdier
- 24 juil. 2020
- 3 min de lecture
Publié le 16 avril 2020

"Comment réussir son confinement", "comment être productif en confinement", comment avoir un corps de rêve grâce au confinement" ...
Ces titres, vous les avez sûrement vu passer. Les médias n'arrêtent pas, abusant d'articles où vous pouvez apprendre comment vous mettre à la permaculture, avoir des abdos en moins d'une semaine ou lire toute l'anthologie de ce philosophe dont vous ne connaissez que le nom mais prétendez connaitre la pensée sur le bout des doigts. Le Figaro et sa rubrique "Chez vous" est ainsi l'un des innombrables exemples où vous pourrez lire, entre deux articles sur le yoga, comment tel autoproclamé penseur passe ses journées à travailler sur ses quatre ouvrages en cours d'écriture.
Les réseaux sociaux quant à eux ne sont pas en reste, multipliant les photos de personnes que vous connaissez plus ou moins, en train de faire leur propre pain ou en train de vous montrez comment elles maitrisent à merveille la position du chien museau face au ciel dans leur appartement baigné de soleil. Ou alors c'est cet ami qui s'étonne que vous ayez "encore" passé la journée à regarder Netflix.
Durant le confinement, les injonctions à la productivité se sont amplifiées de manière exponentielle. Ce temps non-travaillé est vu comme une perte, un gâchis, qui vous fait sentir le poids tout entier de la société sur vos épaules si vous n'avez pas appris une nouvelle langue depuis un mois. Le sociologue Gianni Haver explique ainsi dans un entretien accordé au magazine suisse Femina (que je ne pensais jamais citer de ma vie) :
«Nous vivons dans une société basée sur la performance et le travail. Or, cette inactivité forcée nous prive d’un élément sur lequel nous avons construit notre identité et, du coup, nous nous inventons toute une série d’obligations pour pouvoir nous dire "Je continue à être actif et utile, je continue à performer"».
La productivité économique étant ralentie voire stoppée pour beaucoup d'entre nous, une forme de productivité sociale a pris le pas. Faute d'espaces publics, ces injonctions ont accouchés à la performativité de nos vies en un spectacle, certes déjà existant mais exacerbé et dont le pouvoir de normalisation s'est considérablement amplifié en cette période de "non productivité" économique. Alors certes, le partage de ces instants de vie sur les réseaux sociaux est un moyen de sociabilisation, de communication, mais c'est aussi et surtout des manières d'afficher publiquement cette performance.
La productivité du pétrissage de cette boule de pain ou de la lecture de ce livre qui prend la poussière sur votre table de nuit depuis que votre grand-mère vous l'a offert s'affichent comme des formes de réussite : en période de confinement et de non-productivité économique, vous montrez que vous ne cédez pas à la fainéantise, que vous ne subissez pas, que vous êtes malgré tout productif, bref, que vous êtes un gagnant.
Ces injonctions à la réussite ne sont pas nouvelles, et mes commentaires non plus, la preuve étant le nombre d'articles grandissants se faisant l'écho du rejet des injonctions en temps de confinement. Un sujet donc très présent dans les médias, bien que d'autres formes d'injonctions sociales, beaucoup plus présentes, soient absentes de l'espace public.
En effet, qu'en est-il des injonctions portant sur le physique, incitant fortement à avoir un corps le plus parfait possible ? Si personne n'est épargné, si les hommes doivent être grands et musclés, sûrs d'eux et infaillibles, cela est encore plus remarquable avec le corps des femmes. Modelé et instrumentalisé depuis des siècles, le corps doit répondre à des standards physiques qui se font le reflet d'un rôle social donné à la femme. L'absence de poils (beurk), une silhouette mince mais ferme et affirmée au niveau des hanches, la taille des seins, les vêtements (qui doivent dévoiler le corps au regard masculin sans pour autant franchir la ligne rouge de la bienséance) ... sont autant d'injonctions qui pèsent lourdement et qui font miroiter une supposée fragilité, une subordination que l'on est censés attendre de la femme. Et ce sont ces mêmes injonctions qui entrainent un mal-être profond chez les personnes dites non conformes aux normes de genre. Ainsi, à la manière de la gestion des tâches parentales et ménagères quotidiennes, ce poids s'apparente à une charge mentale qui contraint les individu.e.s dans des cases et posent d'importantes questions de santé mentale.
En espérant que cette période de confinement, où chacun se retrouvent isolé avec soi-même, permette la prise de conscience progressive des injonctions qui pèsent sur nos esprits : de celles de faire des abdos et de lire un livre par jour à celles qui nous disent comment être et paraitre, toutes finissent par remettre en cause nos identités propres.
Sur ce, je vous laisse, j'ai les 13 derniers numéros du Monde Diplomatique et des vidéos de ThiboInShape à rattraper.
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